Merci à Jean-Didier Urbain pour la dédicace ! 08/05/16
Le tourisme ne vient pas de nulle part. Il a une histoire qui vaut le détour. Le sémiologue Jean-Didier Urbain en est un guide très lu.
Jean-Didier Urbain est un grand voyageur devant l'éternel. C'est d'ailleurs devant l'éternité immobile des cimetières que ses premiers pas de sémiologue l'ont mené. Comment l'ont-ils ensuite porté à l'autre bout du monde ? L'explication tient autant à l'esprit qu'à la lettre.
« Décéder vient du latin decedere qui signifie "s'en aller", souffle-t-il. La société des morts est calquée sur celle des vivants. Ainsi, telle culture accompagne ses morts à leur dernière demeure et telle autre les prépare pour un très long voyage. Chez les vivants, c'est pareil. Il y a ceux qui s'en vont pour s'en aller et ceux qui s'en vont pour trouver un endroit où rester. Gaston Bachelard, dans La Poétique de l'espace, opposait ainsi la topophilie, l'amour d'un lieu, à la cinéphilie, comprise comme le désir de mouvement. Du coup, est-ce que le voyageur ne serait pas celui qui n'a pas encore trouvé un endroit où rester ? »
Bref, le touriste est à la croisée des chemins de ceux qui cherchent l'endroit où faire de vieux os et de ceux qui ne tiennent pas en place : « Tourisme, étymologiquement, renvoie à tour, donc au circuit, à la circulation. On peut ainsi opposer le touriste au villégiateur, terme suranné aujourd'hui. La villégiature est un transfert de sédentarité. On se déplace pour ne plus bouger. Le touriste est un itinérant perpétuel et le villégiateur, un itinérant intermittent. La moitié des emplacements de camping sont loués à l'année. L'architecte et urbaniste France Poulain parle d'immobile-home. Dans Paradis verts, j'ai étudié cette fidélisation à un lieu de vacances. La sédentarisation est d'abord secondaire, c'est-à-dire associée temporairement à un habitat en alternatif, puis elle devient éventuellement primaire en devenant permanente, habitat principal. »
1936 ? Les congés payés ? Les photos d'exode estival ne résistent pas à l'épreuve des faits : « Pouvoir partir n'était pas la revendication principale des ouvriers. Partir pour le plaisir n'était pas dans leurs habitudes de loisir, pas plus que les musées ou l'opéra. L'Expo universelle a un peu amélioré les choses l'année suivante. Dans l'immédiat après-guerre, les ouvriers ne partirent guère plus, il faut attendre les années 1950. Pêche, pétanque ou bistrot, les congés payés augmentèrent surtout leurs loisirs habituels. C'est pareil avec les 35 heures, les ouvriers et, plus largement, les classes populaires consacrent plus de temps à faire ce qu'ils faisaient déjà. Seuls les cadres ont demandé à pouvoir capitaliser ce temps libre pour, le cas échéant, partir. »
Quelques cols bleus allaient bien cependant se mettre au vert : « Mais la mobilité chez les ouvriers était d'abord liée à l'exode rural, loin de la maison familiale bien souvent. Pour qu'on y retourne lors des congés, il fallait qu'elle fût proche. La même logique menait au bord de mer. Deauville était accessible par le train pour les Franciliens et Palavas, par le tram pour les Montpelliérains. »
La voie était tracée pour le tourisme de masse. « Il y a d'abord eu un tourisme populaire, corrige Jean-Didier Urbain. Celui-ci s'est développé au début des années 1950 avec la Méditerranée et le soleil pour horizon. Une inversion s'est opérée dans l'entre-deux-guerres. Jusque-là, la Méditerranée était une mer supplétive pour la grande bourgeoisie qui y venait l'hiver et lui préférait l'Atlantique l'été. La première était la mer du passé, le second, la mer du futur, disait Fernand Braudel. À la Méditerranée étaient assignées trois fonctions : archéologique, sanitaire et… sexuelle puisqu'associée à une prostitution "exotique". Le culte du corps s'est manifesté à travers le naturisme, pratique d'une élite, puis le bronzage, qui fut longtemps considéré comme un stigmate populaire. L'un et l'autre ont ensuite gagné toutes les couches sociales. »
« Le tourisme de masse, poursuit le sémiologue, est concomitant de l'industrialisation, des moyens de transport aux structures d'accueil comme avec, à la fin des années 1970, l'aménagement du Languedoc. Il renvoie à la globalisation en niant la diversité des pratiques, voire des cultures. Bref, les vacances sont devenues un marché lucratif qui a explosé entre la fin 1970 et le début 1980. À partir de 1975, la moitié des Français part en vacances. Aujourd'hui, ce sont les deux tiers. Dans le tiers restant, ceux qui ne peuvent pas partir (chômage, etc.) côtoient ceux qui ne veulent pas partir (âge avancé, habitants des zones touristiques, etc.) et ceux qui partent tous les deux, trois ou quatre ans pour un beau et lointain voyage. Car s'ils sont moins exotropes, moins attirés par l'extérieur, que les Allemands ou les Anglais, les Français, quand ils partent à l'étranger, optent volontiers pour des destinations plus lointaines et sont moins enclins à un tourisme affinitaire, dicté par la certitude de se retrouver entre compatriotes. »
Le tourisme rejoint alors l'aventure, à l'origine d'un commerce paradoxal : « Cet imprévu prévu réside dans la découverte programmée de l'inattendu dans la destination ou le moyen de l'atteindre, laquelle "aventure" peut être gâchée par l'imprévu pas prévu, l'accident ! Entre terres peu fréquentées et treks, le tourisme d'aventure est un petit monde qu'on peut appréhender, comme le tourisme de masse, avec les catégories de la criminologie. Quand le voyage d'aventure s'enorgueillit de victimes comblées, qui s'exposent au risque dans un cadre sécurisé, il est des voyages plus classiques, plus grégaires, qui déplorent des victimes malheureuses. Par leurs différences et malgré elles, celles-ci, engoncées dans leurs habitudes, se désignent à l'autre comme des proies potentielles. »
La réalité fait alors brutalement irruption dans le décor… n
Jérôme Pilleyre
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